Parenthèse de douceur


Depuis près de trois semaines, le temps est anormalement doux en Terre Adélie. En dehors de la "nuit des aurores" du 10 au 11 juillet pendant laquelle, à la faveur d'un temps dégagé, le thermomètre s'est abaissé jusqu'à -19.6°C, les températures sont plusieurs degrés au-dessus des normales de saison.
Et pas seulement parce que le temps est resté couvert. La phase de brutal redoux entre le 6 et le 8 juillet, bien visible sur le graphe ci-dessous, a eu lieu pendant une période dégagée.

Graphique des températures à DDU entre le 21 juin et le 27 juillet, comparés avec médianes et déciles de la distribution 1956/2019. Douceur particulièrement anormale du 12 au 25 juillet !



Cette période de redoux s'est accompagnée de vents catabatiques ; plus précisément, c'est le vent catabatique qui a déclenché ce redoux. Le temps durablement froid du 21 juin au 6 juillet était également bien calme, sans profonde dépression dans les parages, ce qui a permis un refroidissement continu de cette portion de continent, en grande partie plongé dans la nuit polaire. Un dôme d'air très froid était présent sur le continent, avec une température jusqu'à -75°C sur le Dôme C à Concordia, -28°C pendant ce temps à DDU.

Une dépression s'est creusée à l'est de la Terre Adélie, engendrant un flux de sud sur toute la colonne de la troposphère, ce qui a eu pour effet d'aspirer l'air froid du continent, rejeté dans l'Océan austral, et dirigé, largement attiédi, vers la Nouvelle Zélande.

Situation générale le 7 juillet. Effet de dorsale anticyclonique à DDU, après le passage de la dépression, qui continue de se creuser à 946 hPa

Modélisation du vent et de la pression réduite au niveau de la mer pour le 8 juillet par le modèle du centre européen ECMWF. En bleu, plages avec vent moyen > 30kt, jusqu'à 50 kt à l'est de DDU. En pratique, ces valeurs sont souvent à majorer au niveau de DDU, le modèle ayant une représentation trop grossière du relief !



Durant cet épisode, des rafales particulièrement turbulentes ont été observées, jusqu'à 183 km/h, avec de brusques variation de température, pression et humidité.
Il s'agit d'un phénomène de Loewe, découvert lors du premier hivernage à Port Martin en 1950. Cette station située quelques dizaines de kilomètres plus à l'est de la base DDU est bien plus exposée au catabatique que DDU, et ce phénomène y est bien plus fréquent. Je vais tenter d'expliquer le plus simplement possible.

Le catabatique, comme vous le savez, constitue l'écoulement de l'air froid du continent, formé en excès par le déficit de rayonnement solaire, accéléré par son propre poids et l'augmentation de la pente en approchant du littoral.

Lignes de flux en hiver, d'après la publication de Van Lipzig et al., Royal Meteorological Society, 2004. Des lignes rapprochées de flux indiquent de la convergence, comme dans le secteur de la Terre Adélie à 140E. En rouge, les isolignes de niveau, écartées de 500m.




Topographie de la Terre Adélie



Schéma simplifié de l'écoulement catabatique

 
En sciences physiques, on aime raisonner en terme d'énergie, que l'on sépare en deux catégories : énergie cinétique, et énergie potentielle. En hydraulique, une branche de la physique, on parle de charge, et elle correspond à la somme du moitié du carré de la vitesse (énergie cinétique) et du produit de g, l'accélération de la pesanteur, par h, la hauteur du fluide (énergie potentielle).

Selon les cas, l'un des deux termes est prépondérant par rapport à l'autre. Le nombre de Froude (Fr, sans unité) quantifie le rapport, dans l'écoulement, entre son énergie cinétique et son énergie potentielle. Si l'énergie cinétique, et donc le terme de vitesse, prédomine, l'écoulement est dit torrentiel, et le nombre de Froude Fr est supérieur à 1 ; à l'inverse, s'il est lent et épais, l'écoulement est dit laminaire (ou fluvial, en hydraulique) et Fr est inférieur à 1. C'est facilement concevable, un torrent de montagne a une forte vitesse, mais est peu profond, quand un large fleuve s'écoule lentement, en étant bien plus profond.

Le phénomène de Loewe est ce qu'on appelle un ressaut hydraulique. La aussi, je vais faire l'analogie avec l'hydraulique, qui est plus simple à concevoir. Ce ressaut hydraulique est une discontinuité dans l'écoulement d'un fluide, qui passe brutalement de l'état torrentiel, à l'état laminaire. Le ressaut hydraulique est un phénomène visible dans la nature : c'est ce qui se passe au niveau des rapides d'un torrent : lorsque le courant de la rivière rencontre une obstacle, comme un rocher, il subit une perte importante de charge, et sa hauteur augmente en aval, sous forme de vague stationnaire, par exemple. La dissipation d'énergie associée s'effectue sous forme de tourbillons. Le ressaut hydraulique implique donc un état initial où l'écoulement est torrentiel, avec un nombre de Froude bien plus grand que 1.

En météorologie, c'est un peu plus compliqué, car en plus de la vitesse, de g et de la hauteur h du fluide, on introduit une grandeur de température, dite potentielle, dans le calcul du nombre de Froude. Contrairement à l'hydraulique, la notion de température est essentielle en météo, car elle module la densité du fluide, et donc son inertie ; plus l'écart de température potentielle entre l'écoulement catabatique et le sommet de la couche catabatique est important, plus le nombre de Froude sera petit.

On en vient au phénomène de Loewe, qui est le phénomène de ressaut hydraulique dans un écoulement catabatique. Lorsque celui-ci déferle jusqu'au littoral, l'écoulement est torrentiel, et le vent est fort sur une couche mince, moins de 400 mètres au-dessus du sol en général. Cet écoulement n'est pas stationnaire, il varie dans le temps soit de manière intrinsèque, par variation de la vitesse initiale de l'écoulement dans la couche catabatique au sommet de la pente, soit de manière extrinsèque, si les variables, notamment de température potentielle, varient temporellement au niveau du littoral. Et il arrive donc que les conditions ne soient plus réunies pour que l'écoulement torrentiel arrive jusqu'à DDU. C'est alors que se produit le phénomène de Loewe.

La vitesse ralentit alors subitement et l'épaisseur de l'écoulement augmente. La transition entre ces deux phases d'écoulement s'accompagne également d'une hausse de pression ; en effet, dans l'écoulement catabatique, l'air plus froid et dense entraîne un déficit de pression, qui se rétablit brutalement avec le ressaut hydraulique. En anglais, le phénomène de Loewe est plutôt appelé "katabatic jump", en référence au saut de pression qui l'accompagne.

Schéma simplifié du phénomène de ressaut hydraulique dans l'écoulement catabatique (phénomène de Loewe ou encore katabatic jump). L'écoulement catabatique vient ici de la droite de la figure, avec un nombre de Froude Fr supérieur à 1. D'après Pettré and André, 1991


Les brusques variations de la structure de la couche de vent catabatique entraînent une redistribution verticale de ses propriétés. La loi de conservation de la masse implique, au niveau de la discontinuité de vitesse horizontale, de fortes vitesses verticales, et la création d'une intense turbulence.

La turbulence est une méthode particulièrement efficace pour homogénéiser température potentielle, humidité et pression de part et d'autre de la discontinuité. On peut alors se retrouver au sol avec des variables météo proches de celles qui règnent au sommet de la couche catabatique, caractérisée par une forte température potentielle et une faible humidité relative. C'est pourquoi on peut assister à de brusques hausses de température, conjuguées à une baisse de l'humidité ; phénomène analogue au foehn, ce vent chaud et sec qui s'engouffre dans les vallées de montagne. Si l'air est alors chaud et sec, c'est parce qu'il a perdu son contenu en eau par condensation et précipitation sur l'autre versant, et que la descente forcée s'effectue de manière adiabatique, avec un réchauffement de l'ordre de 1°C par 100m, bien plus rapide que la valeur moyenne de 0.65°C par 100m, mais qui prend en compte les changements d'état de l'eau, notamment.
 
Dans le cas du catabatique, des particules d'air issues du sommet de la couche peuvent parvenir au sol grâce aux fortes vitesses verticales descendantes des rotors, en gagnant 5°C sur 500 mètres de descente par compression, alors que dans la couche catabatique, la température (réelle, pas la température potentielle !) est isotherme, voire légèrement plus basse au sol qu'au sommet de la couche.

Pendant l'épisode catabatique du 7 au 8 juillet, la plus forte rafale, 183 km/h, a été observée à 17h37 le 7, avec un vent moyen de 71 km/h, soit un rapport rafales / vent moyen de 2,6, ce qui est énorme. En général, ce rapport est rarement supérieur à 1,5 ; plus il est important, plus la turbulence dans l'écoulement est importante.

Le phénomène de Loewe a été particulièrement marquant quelques heures plus tard, avec une hausse de température de 6,5°C en 9 minutes, passant de -12,1°C à -5,6°C, une hausse de la pression de 1,7 hPa en deux minutes et une baisse de l'humidité relative jusqu'à 17%, pendant une brève période d'accalmie, avant la reprise de violentes rafales, associées logiquement à une hausse de l'humidité et une baisse de la température et de la pression. 

Évolution de la température entre 05 et 12UTC le 7 juillet (15 à 22h locales)

Le 8 juillet entre 2h30 et 8h locales, on était à nouveau en plein catabatique, mais cette fois-ci moins turbulent : rafales jusqu'à 163 km/h certes, mais avec un vent moyen maximal de 125 km/h ; un rapport plus standard de 1,31. On visualise très bien sur le graphique le déficit de température et encore plus de pression dans l'écoulement, environ, jusqu'à 3°C, et 8 hPa, respectivement.

Graphique représentant l'évolution, de 15h à 00hUTC le 7 juillet (soit de 1h à 10h locales le 8) de la préssion réduite au niveau de la mer (en hPa, en haut), du vent (en m/s, au centre (1 m/s = 3,6 km/h) ; en vert les rafales, en rouge le vent moyen) et de la température (en °C, en bas)

 Les modèles météorologiques, et leur résolution d'une vingtaine de kilomètres, sont suffisamment précis pour prévoir plusieurs jours à l'avance les phénomènes de grande échelle, en particulier les successions de dépressions dans l'océan austral. Ils ne pourront jamais en revanche prévoir explicitement le phénomène de Loewe, qui se déroule à une échelle spatiale 100 fois plus réduite !  L'expertise du prévisionniste météo permet de compléter le modèle en fonction des observations, visuelles pour commencer, mais l'anticipation même à très court terme de ce phénomène, reste assez délicate. On sait que le catabatique va se terminer, par exemple parce que les conditions de grande échelle vont devenir défavorables à son écoulement jusqu'au littoral. La précision sur l'heure de fin de catabatique est assez moyenne, et encore plus complexe est la prévision d'occurrence du phénomène de Loewe, et si oui, de quelle ampleur !

A ce moment, je pensais que cette température de -5.6°C, la plus élevée depuis début avril, allait être la plus élevée de la période. Que nenni ! Le temps est resté doux, forcé par une circulation de grande échelle (et donc, bien vue par les modèles météorologiques ;-) )où venaient se succéder des épisodes neigeux, accompagnés d'une douceur anormale.
C'est ainsi qu'en plein mois de juillet, le plus froid de l'année en moyenne, on a connu un timide dégel, jusqu'à +0.2°C, et observation de précipitations liquides, sous forme de bruines verglaçantes. Les passerelles métalliques se sont transformées en patinoires, il fallait être prudent pour ne pas se gameller ! Cela coïncidait avec la deuxième canicule historique de l'été en métropole, alors que des records absolus étaient battus à Bordeaux à Lille en passant par Rennes, Nancy, Paris, tous supérieurs à 40°C.

Cette situation météorologique exceptionnelle et durable va placer le mois de juillet 2019 dans le top 3 des plus doux observés à DDU !
En terme de douceur, j'ai eu ma dose du point de vue température, je crois que je préfère largement le froid sec et glacial et les -25°C qui l'accompagnent.


De la douceur, il y en avait aussi lors des rares balades en extérieur effectuées ces derniers jours, limitées cependant par la mauvaise météo. La pluie verglaçante a déposé une mince couche de glace sur la banquise, également recouverte d'une épaisse couche de neige, alourdie par le redoux.
Ce n'est que le 21 juillet, jour de répit dans la succession des intempéries, que j'ai pu me rendre à nouveau à la manchotière.

La manchotière le 21 juillet


Que de changement ! Les femelles empereur reviennent en nombre après leur périple de deux mois dans le pack, retrouvant leur mâle qui aura sagement couvé leur unique œuf.
Une multitude de poussins, encore timides entre les pattes de leurs parents, mais déjà bruyants, et réclamant fréquemment à manger. La nature est bien faite, car malgré le jeûne forcé de plus de deux mois subi par les mâles, ils conservent précieusement des réserves de nourriture pour leur progéniture, lesquels vont rapidement se développer jusqu'à devenir indépendants thermiquement, d'ici quelques semaines.
Avec l'éclosion des premiers empereurs a coïncidé le retour des pétrels géants antarctiques, qui prédatent les poussins vulnérables. Raison supplémentaire pour leurs parents de les garder jalousement entre leurs pattes !

Premier poussin photographié, le 21 juillet

Et pour terminer, le résumé climatologique depuis mon arrivée à DDU ; la température moyenne, en raison de la douceur de ces derniers jours, n'a pas changé ; la durée d'insolation quasiment pas, tandis que la vitesse moyenne du vent est passée de 34,4 à 35,6 km/h.

TM
TNN
TXX
FFM
FXY
FXI
INSOL
-9,3°C
-31,8°C le 06/06
6,4°C le 18/12
35,6km/h
137,2 km/h le 07/04
196,2 km/h le 07/04
1088,2 h

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