La débâcle de la Saint Patrick

Dans cet article, il ne s'agit pas de relater les conséquences fâcheuses d'une éventuelle commémoration trop arrosée de la fête nationale irlandaise, mais bien de la débâcle totale de l'épaisse banquise pluriannuelle qui recouvrait jusqu'alors l'île des Pétrels. Autrement dit, nous sommes désormais sur une vraie île !

Les lecteurs attentifs se diront: "c'est bien pourtant ce qu'il disait depuis le début, non ?"
La base de DDU est bien située sur une île d'un point de vue géographique, le socle rocheux de l'île des Pétrels étant séparé du continent au niveau du glacier de l'Astrolabe par un chenal. Cependant, celui-ci, était embâclé depuis plusieurs années par une épaisse banquise. Ainsi, en étant pas entourés d'eau à 360°, nous n'étions vraiment sur une île ! C'est désormais le cas depuis hier matin.


Panorama (bricolé!) du sommet de l'île le 17 au matin, en direction du nord et de l'est. Le chenal Petersen, nous séparant du reste de l'archipel et du glacier de l'Astrolabe, est désormais en eau, avec une multitude de gros glaçons

Qu'a t -il bien pu arriver pour la débâcle d'une banquise si solide ?
Plusieurs éléments se sont combinés : d'abord, une période de grande douceur avec un net dégel, puis un fort coup de vent catabatique et enfin, l'arrivée de trains de houle particulièrement énergétiques.

Pris séparément, les deux premiers facteurs n'auraient pas pu produire la débâcle.
La douceur a certes été exceptionnelle pour la saison, encore plus que ce que j'avais imaginé dans mon précédent article. Il a fait jusqu'à +2.5°C le 13 mars, ce qui constitue au passage un nouveau record pour une deuxième décade de mars depuis le début des relevés à DDU en 1956, mais une telle valeur est banale en plein été, et la banquise s'en est bien accommodée.

Le catabatique, soufflant en provenance du SE, se dirigeant donc vers le large, favorise la formation et l'extension des polynies côtières, ces zones d'eau libre coincées entre le pack et le continent. La veille de la Saint Patrick, il a soufflé au stade de la tempête, avec un vent moyen (sur 10 minutes) maximal de 99 km/h, et une rafale maximale de 152 km/h. Un fort coup de vent, mais rien d'exceptionnel pour DDU. Depuis mon arrivée il y a désormais presque 100 jours, il ne s'agit d'ailleurs seulement que du 4ème plus fort épisode en terme de vent moyen : 131 km/h le 13 février, 118 km/h le 29 janvier et 100 km/h le 2 mars.

Par contre, la houle a été impressionnante, dépassant largement tous les épisodes précédents. En général, on ne perçoit pas trop la houle du large à DDU, mais plutôt la mer du vent, celle formée par le vent local. Les vagues sont donc courtes, peu énergétiques. La houle, c'est la propagation des vagues en dehors de leur zone de formation, ce qu'on appelle le fetch. Plus le vent est fort et plus le fetch est vaste, plus la houle sera importante. On caractérise la houle par une période mais en réalité, l'état de la mer correspond à une somme finie d'ondes avec leurs propres périodes et amplitudes. En se propageant, la houle filtre ses composantes les plus courtes : les houles longues sont celles qui voyagent le plus loin.

La tempête de samedi était une véritable "bombe météorologique", avec un creusement estimé à 24 hectopascals en 12h, en suivant une trajectoire rapide vers l'Est-Sud-Est, et passant à environ 150km au nord de DDU. Le minimum de pression a été atteint au nord-ouest de DDU, puis la pression a commencé à remonter lentement. Si la vitesse maximale du vent moyen autour d'une dépression est directement reliée au gradient de pression et à la vitesse du creusement, la houle dépend de l'ampleur du fetch. Or, lorsqu'une dépression est mature, soit au début de sa phase de comblement, l'extension des vents forts augmente encore, ce qui amplifie le fetch. La houle se propage rapidement dans la direction opposée du vent qui l'a formée, les plus grandes longueurs d'onde en premier. Dans le cas de samedi, les trains de houle formés à l'ouest du minimum se sont propagés dans la même zone de vents forts liée à cette dépression, qui se dirigeait elle aussi vers le sud-est. Les trains de houle se sont donc formés et amplifiés sur des centaines de kilomètres.
Vers le 64ème parallèle, juste au nord du pack, la houle atteignait environ 7 mètres avec une longue période de 13 à 14 secondes. C'est cette houle, à peine atténuée par le pack en arrivant à DDU, qui a réduit en miettes la banquise, en particulier à la fin de l'épisode de vents forts, lorsquele catabatique, de direction Sud-Est et donc opposé à la houle à DDU, est brutalement tombé.

Modélisation de la mer totale (houle + mer du vent) en couleurs, et amplitude et direction de la houle, avec les flèches. Au nord de DDU, mer totale quasi-uniquement sous forme de houle, d'une amplitude de 7m, période 14 secondes
 


Après le bruit du vent relativement familier sur la base, c'est un autre, bien plus inédit, qui a bercé la nuit de samedi à dimanche : celui des paquets de mer qui s'écrasaient contre les rochers de
l'archipel, et de la glace qui craquait en des grondements sourds.

Le lendemain matin, quelle ne fut pas la surprise en voyant d'énormes glaçons, épais de 2 à 3 mètres, dans l'anse du Lion et le chenal qui nous sépare du reste de l'archipel et du continent !

Vue le 13 mars après-midi. A gauche la jeune banquise est épaisse de 20 centimètres, plus à droite devant l'île du fond, c'est une couche hétérogène de glace de 50 cm à 1m20, le tout surmonté de quelques centimètres de neige fraîche

Même vue le 17 mars au matin : un chaos de gros glaçons !

Cela faisait apparemment plusieurs années que cela n'était pas arrivé. La colonie de manchots empereurs, qui avait migré lors des derniers hivers plus près du bord banquise, devrait s'installer cet hiver sur son site historique, celui découvert dans les années 50, entre les îles Rostand, Le Mauguen et le Nunatak du Bon docteur, où la banquise a résisté à la houle.
Certains individus sont déjà présents sur zone. Ces oiseaux doivent être bien déboussolés, non seulement en raison de la douceur des derniers jours, mais surtout par la transformation aussi brutale
de leur environnement ! Les phoques de Weddell restent eux impassibles. Quelle différence entre la banquise solide et les gros glaçons tabulaires, quand il s'agit de passer son temps à faire la sieste dessus?

Sortie banquise le 13 mars : un manchot empereur curieux de notre présence humaine, et un phoque e Weddell avachi

Quant à nous, on va prendre notre mal en patience avant de pouvoir sortir de l'île et entreprendre des balades sur la banquise. Les températures ne sont pas suffisamment froides pour favoriser une
embâcle généralisée. Les -12°C de la nuit dernière ont permis de ressouder quelques glaçons et formé quelques pancakes, le processus d'embâcle et encore bien long avant de pouvoir marcher sur l'eau en toute sécurité.
Dommage, on venait tout juste d'être autorisés à accéder à l'île du Lion, avec les précautions de sécurité nécessaires. A ma seule visite sur cette île depuis la manip ornitho du 15 janvier, j'ai pu y apercevoir un manchot royal ! Décidément, quelle chance cette année avec toutes ces espèces non résidentes à DDU, après l'éléphant et le léopard de mer ! La minceur du pack au large l'été dernier n'y est sans doute pas étrangère...

Vue de la base depuis le Lion, le 13 mars : saurez-vous reconnaître l'intrus parmi ces manchots Adélie ?

Le voilà, à droite ! Le manchot royal est plus grand que l'Adélie, avec un bec plus long et courbé, et des oreillons orangés

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Mercredi 13 mars avait lieu en soirée (13h15 heure française) une visioconférence avec l'ENTPE (École Nationale des Travaux Publics de l’État), l'école d'ingénieurs de ma petite sœur Capucine,
dans le cadre d'un cycle de conférences organisées chaque mercredi. Une heure sur un thème de culture générale, pour donner à voir aux étudiants une autre approche des grands enjeux de société, et les faire réfléchir à certains enjeux sociaux, économiques, environnementaux ou humains.
Un véritable défi technique depuis DDU, étant donné la bande-passante dont on dispose, mais tout s'est parfaitement déroulé, grâce notamment à l'aide de l'informaticien de la base, Nicolas.
L'objectif de cette conférence était de présenter les différents métiers, aussi bien techniques que scientifiques, d'un hivernage sur une base antarctique. J'ai bien sûr présenté celui de météorologue que j'exerce, puis ai laissé la parole à Grégoire, glaciologue, Virgil et Douglas, ornithologues, Maëlle et Charles, mécaniciens !
La conférence a apparemment été très appréciée des étudiants, et j'en suis heureux ! C'est enrichissant pour tous de pouvoir partager l'expérience antarctique à un public divers et varié.
Introduction de la conférence par Capucine
DDU en direct de l'ENTPE ! Un public nombreux et attentif !


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Le lendemain, comme tous les jeudis soirs, avait lieu à DDU un "jeudi de la connaissance", présenté par toute l'équipe du bâtiment Géophy : l'informaticien Nicolas, l'électronicien et instrum' Mervyn, et le "Lidar" Guillaume. Une présentation pédagogique et instructive !
Pour résumer, les aurores sont dues à l'interaction entre des particules chargées  de matière, expulsées par le soleil (on parle d'orage magnétique), avec la haute atmosphère terrestre.

Le bouclier magnétique terrestre, déformé par un orage magnétique. Vue d'artiste, issue de la présentation de Nico, Mervyn et Guillaume


L'orage magnétique correspond à un afflux massif d'énergie, qui est absorbé par la magnétosphère, la partie de l'atmosphère où se situe le "bouclier" magnétique terrestre, créé par la rotation du noyau
terrestre, constitué de fer. Cet afflux déforme ce bouclier constitué de lignes de champ magnétique, qui se referment au niveau des pôles magnétiques terrestres. Ces particules chargées vont exciter les atomes d'oxygène et d'azote, dont les électrons vont alors changer d'état fondamental, libérant un photon, une particule de lumière. La longueur d'onde de ce photon, et donc la couleur de l'aurore, va dépendre du gaz concerné et de l'altitude où ce phénomène se produit, puisque entrent en jeu d'autres phénomènes bien complexes d'interaction entre les atomes eux-mêmes à différents niveaux d'excitation.
Les aurores se forment entre 80 et 600km environ. Souvent, la partie la plus élevée est teintée de rouge, tandis que la partie inférieure est verte. Le rouge correspond à l'excitation des électrons
de l'oxygène atomique qui émettent des photons à 630 nm, soit dans le rouge visible, tandis que le vert provient notamment de l'interaction entre l'oxygène excité et le diazote fondamental, avec une
émission à 558 nm : un joli vert intense !
Schéma représentant l'excitation des molécules de la haute atmosphère par les particules solaires, issu de la présentation de Nico, Mervyn et Guillaume


Après cette séance théorique, rien ne vaut une séance pratique. La nuit était claire, sans Lune, propice à l'observation des aurores, malgré un indice faible (Kp 3, sur une échelle de 1 à 9). DDU étant situé tout près du pôle magnétique sud, les aurores sont fréquentes, mais restent faibles en l'absence d'orages magnétiques.

Prévision de probabilité d'aurore pour le 14 mars entre 22h et 01h locales. DDU est à 140E, sur la partie inférieure gauche de l'anneau. Source : https://www.swpc.noaa.gov

L'aurore s'est montrée vers 22h30, avec de jolies teintes de vert et de rouge. Les prévisions de la NOAA, l'administration américaine chargé du suivi océanographique et de l'atmosphère, étaient justes !

J'ai pu prendre quelques photos vers l'horizon nord, avec le reflet du phénomène dans la mer, bien calme en quasi-absence de vent !

Vue de l'aurore, le 14 mars au soir, en direction de l'île du Lion et du glacier de l'Astrolabe


Cet article se termine avec le petit résumé climatologique au 17 mars, sous la forme du tableau habituel :



TM
TNN
TXX
FFM
FXY
FXI
INSOL
-2,9°C
-14,1°C le 08/03
6,4°C le 18/12
34,2 km/h
131,0 km/h le 13/02
185,4 km/h le 14/02
882,7 h





Commentaires

  1. Salut !

    Merci beaucoup pour tes articles qui sont autant de reportages bien complets !
    Je profite des images vues du ciel de l'Antarctique avec le train de satellites Aqua, Terra et Modis, que tu dois certainement utiliser aussi. Ces images sont belles et précises en même temps. Par exemple pour hier : https://go.nasa.gov/2Wl1eYc
    à+ ! Manu

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    1. Salut Manu, merci !
      Effectivement, je les reçois quotidiennement par mail(avec un décalage de plusieurs heures), et elles sont bien utiles pour apprécier l'étendue et la densité du pack au large...
      on reçoit notamment ces mêmes images traitées par un scientifique de l'Australian Antarctic Division, elles sont encore plus belles que celles de Worldview, dont l'interface est bien trop lourde pour l'internet digne du début des années 2000 qu'on a ici :P . Amitiés. Gaétan

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  2. Whaoou! Débâcle totale de Pétrels! ça fait tout drôle de voir tes photos, impressionnant :O
    J'espère que la banquise va quand même se reformer histoire de pouvoir faire des randos sur banquise ^^
    Super ce blog, merci c'est chouette de pouvoir suivre l'actu adélienne ;)

    Bon hivernage à toi
    Romain "le 68"

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    1. Salut Romain, et oui, on était assez abasourdis le lendemain ! Le gel est bien efficace depuis lundi, si bien que Virgil et Douglas ont pu aller maniper aujourd'hui pour la première fois depuis la débâcle, sur les empereurs et les PGA, la banquise faisant 20cm. ça commence à bien embâcler aussi en dessous de la météo, et de manière générale toute la mer est recouverte d'une fine pellicule de glace. Vers le nord-ouest je me fais pas d'illusions, tout va partir dimanche, par contre ça devrait mieux résister vers la manchotière...

      Bonne reprise !
      Gaétan

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  3. Salut !
    Super blog tout d'abord, petite question technique...
    En raison de votre faible bande passante comment avez vous fait pour faire une conférence (vidéo en plus) ?
    Merci de ton retour,
    Filipe

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    1. salut, toute la bande-passante avait alors été utilisée pour la faire (250 kB/s) et c'était suffisant, avec un son et une image un peu hâchés
      Gaétan

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