Du lourd sur la banquise



Je précise d'emblée que cet article ne traite pas des engins lourds, qui ont servi ces dernières semaines à transférer des centaines de mètres cube de fioul entre les cuves situées sur la piste du Lion et la base Robert Guillard à Cap Prud'homme. Il a le même titre que celui du blog officiel de Terre Adélie, mais de mon côté je vais vous parler des phoques de Weddell !  
L'article publié par Alain est néanmoins très intéressant, je vous invite à le consulter ici :

Je qualifie souvent Virgil comme étant « l’un des deux ornithos », mais en réalité son programme scientifique s’intéresse à l’écologie de toutes les espèces qui se reproduisent en Terre Adélie : les deux espèces emblématiques de manchots évidemment, Adélie et empereur, les oiseaux volants : skuas, pétrels géants antarctiques, damiers du Cap, fulmars, pétrels des neiges...mais également les phoques de Weddell !

Ces mammifères marins se reproduisent sur la banquise à proximité de DDU, où mettent bas les femelles, une fois par an, un petit « veau ». La période de naissance s’étale sur six semaines, et est centrée sur le mois d’octobre.
Lorsque les conditions météo sont favorables, on profite alors des longues journées de printemps pour faire des manips sur la banquise, où ils sont disséminés.
Le dimanche 13 octobre, c’était un peu « opération vide ta base ! » à DDU, avec 13 (sur 23) hivernants sur la banquise, pour effectuer des comptages des phoques de Weddell.
Nous nous sommes répartis en trois groupes pour explorer trois zones plus ou moins distantes de DDU.

Trajets via les GPS Garmin InReach des trois groupes de la manip comptage du 13 octobre. Au sud-ouest de Pétrels, en rouge, le secteur de Cap Prud'homme, Gouverneur et Cap Géodésie, en mauve clair à l'ouest, le secteur de Fram, Ifo et Hélène, au nord en bleu marine, celui de Pasteur, les îles Dumoulin et le rocher du Débarquement.


Je faisais partie du groupe sur la zone de Cap Prud'homme, Gouverneur et Cap Géodésie, avec mon collègue Jérémy, Tony le boulanger-pâtissier et Raph le menuisier.
Le départ s'effectue vers 8h30 du séjour, sous un ciel nuageux en altocumulus, résidus de la perturbation qui nous aura donné de grosses quantités de neige la veille et l’avant-veille, en direction de l’archipel du Zodiaque, à quelques hectomètres de DDU, et ses rochers baptisés Cancer, Taureau, Sagittaire...


Départ le 13 octobre au matin sous un ciel pommelé d'altocumulus

Du sommet du Sagittaire, 19 mètres, que j’avais déjà « coché » lors d’un précédent footing banquise avec Nico le mépré et Claire la doc fin août, aucune tâche noire visible sur la banquise, synonyme de phoque de Weddell… Ce banal caillou sur la banquise présente l’avantage, connu des seuls hivernants qui s’y aventurent, d’avoir un sympathique toboggan naturel sur son versant ouest… On ne perd jamais son âme d’enfant !

On se rend rapidement compte que notre secteur est le moins intéressant des trois, biologiquement parlant. Peu de bergs, quasiment pas de rivières, autant de zones de faiblesses dans la banquise qu’affectionnent les phoques de Weddell pour entretenir leur trou dans la banquise, d’où ils remontent après leurs séances de plongée pour la pêche.
Alors que les deux autres groupes signalent à la VHF leurs rencontres heureuses avec de patibulaires pinnipèdes : Nico l’informaticien, Maëlle la mécanicienne second centrale, Bastien le plombier-chauffagiste et Claire sur le chemin vers les îles Fram, en zone 3. Quant à Virgil, Douglas, Mervyn, Guillaume et Charles, du côté des îles Dumoulin, au nord de DDU, au même moment ils transpondaient le premier veau de la saison !



Une heure plus tard, le ciel est déjà tout bleu !


La journée s’est donc transformée en une longue balade sur la banquise, en parcourant tout le secteur qui nous était attribué, sous le soleil revenu, avec assez peu d'espoir de rencontrer des phoques de Weddell. La douceur qui l’accompagne nous fait tomber vestes et bonnets pour poursuivre notre route en pull, par -6°C.

Le soleil revenu, une simple polaire suffit pour supporter le froid, qui n'est vraiment pas mordant


Grosses congères sur la route sur la banquise entre la piste du Lion et Cap Prud'homme qui a subi le blizzard

En longeant le continent...

C’est au moment de la pause casse-croûte, décidée en arrivant au Cap Géodésie après 12km de marche, que l’on aperçoit notre premier individu. Un gros mâle dérangé pendant sa sieste par les cris de joie d’un groupe de manipeurs en liesse, qui pensaient rentrer bredouille en plus d’être perclus de coups de soleil et de courbatures après cette longue journée.

Rencontre avec notre premier individu, au bout de 12 km de marche, à Cap Géodésie

Vue vers l'ouest depuis Cap Géodésie, les îles Hélène et Ifo sont encore distantes de 8 km

Après la pause déjeuner, on repart peu avant 14h, vers DDU, avec un petit crochet vers les îles et récifs proches de Gouverneur, où l’on avait vu des traces de présence du phoque de Weddell (du caca sur la banquise en fait). 6 km supplémentaires effectués à bon rythme, pour aboutir, au détour d'un berg, sur un trou de phoque sans phoque, puis un deuxième individu, tout près du récif Roméo, voisin de ...Juliette, au sud-ouest de l’île du Gouverneur, la plus vaste des îles située dans la baie entre Pétrels et le Cap Géodésie.


Un trou de phoque sans son phoque, quelque part entre Cap Prud'homme et Gouverneur


Deuxième et dernier individu observé !

Faute d’avoir effectué beaucoup de détours en raison du faible nombre de phoques, d’un parcours relativement court (22km tout de même) et d’une bonne qualité de banquise, nous voilà revenus sur Pétrels peu après 16h.
Pause goûter, boissons fraîches puis douche bien méritée !
Pendant ce temps, les deux autres groupes sont encore loin, on les reverra un peu lessivés pour le repas du soir, après avoir parcouru respectivement 30 km jusqu’à l’île Ifo, et 23 km vers Pasteur, dont quelques uns dans une neige épaisse qui leur arrivait jusqu’aux genoux…

Le soir, pas de repos, puisque j'enchaîne avec un quart de nuit à la centrale, à la place de Charles, l'un des 8 hivernants de l'équipe technique, qui a pas mal de boulot le lendemain.
J'aurai l'occasion de présenter (enfin!) la centrale électrique de DDU, bâtiment vital pour la vie sur base, en été comme hiver, à l'occasion d'un prochain article.

Jeudi 17 octobre, nouvelle manip phoques ! On profite d'une journée ensoleillée et peu ventée, comme c'est souvent le cas la veille d'un blizzard. En effet, ceux-ci proviennent le plus souvent du nord-ouest, pilotés par des dépressions bien creuses qui évoluent parallèlement au trait de côte de l'Antarctique. La partie la plus active évolue alors sous forme d'une occlusion à caractère de front chaud, à l'avant de laquelle on retrouve, comme en France à l'avant des fronts chauds, une marge de plus en plus épaisse de nuages élevés. Ici, cela se traduit systématiquement par des phénomènes de halo, après l'arrivée des premiers cirrus, et avant que la couverture nuageuse s'épaississe en altostratus, par baisse du plafond nuageux.
Dans ces cas-là, pas de menace catabatique, mais un petit vent orienté Est à Nord-Est, faible à modéré mais bien établi.

Avec Virgil, Douglas, Guillaume, Claire et Cédric, on part de Pétrels peu avant 9h, sous un franc soleil et par vent quasi-imperceptible. Direction les îles Dumoulin, à 6 km au nord.
Un endroit où je n'étais pas encore allé, et que je souhaitais vivement découvrir, enthousiasmé par les différents récits des autres hivernants ayant eu l'occasion de s'y rendre. Le trajet s'effectue à bon rythme et dans la bonne humeur, simplement vêtu pour ma part d'une seule paire de chaussettes, ue paire de collants thermiques et un pantalon, une seule paire de gants, un bonnet et une polaire au-dessus d'un t-shirt thermique. La marche réchauffe rapidement, malgré les -15°C extérieurs.

Au bout de 40 minutes et 3 kilomètres de marche soutenue, la base est déjà loin

L'île du Derby, invisible depuis Pétrels car masquée par un gros berg !

Le gros berg qui nous masquera Pétrels pour une bonne partie de la journée




Au bout d'un peu moins de deux heures, on s'arrête à proximité de l'île du Dépôt pour transponder nos deux premiers individus, un bébé phoque de Weddell et sa mère.

Premier individu rencontré, une femelle et son veau. Au fond à gauche, la brèche dans le glacier de l'Astrolabe


Quelques manchots empereurs traînent aussi par ici...


L'endroit se situe à proximité d'une faille dans le glacier de l'Astrolabe, où le vent est un peu plus établi. Avec l'arrêt de la marche et ce petit changement de conditions météo, le froid se fait rapidement sentir. J'étais évidemment paré à cette éventualité, en ayant apporté des couches supplémentaires dans mon sac banquise, ajoutées au fur et à mesure pour combattre le froid: chaussettes, gants, cagoule, et la VTN, veste rouge fournie par l'IPEV.


La journée aura été prolifique, puisqu'on a transpondé 17 phoques de Weddell au total : 7 veaux avec la femelle adulte, 2 mâles solitaires et une femelle subadulte.

A chaque fois, le protocole est le même. Le veau est isolé de sa mère, immobilisé puis transpondé, mesuré et pesé. En général, ils font autour de 1m30 pour 30 à 40 kg. La taille des adultes (2m50 et plus de 200kg) oblige à disposer une sorte de grosse capuche en toile sur la tête, puis les immobiliser à trois ou quatre, le temps que Virgil fasse le transpondage. On mesure le phoque mais on ne le pèse pas, le peson ne va que jusqu'à 50 kg !
Six personnes sont ainsi nécessaires pour la manip : Virgil pour transponder, et puis on se répartissait à cinq pour les autres tâches, sachant qu'il y avait une personne qui notait les caractéristiques des individus (numéro de transpondeur, mensurations, point GPS de l'endroit...), trois personnes pour immobiliser le veau tandis qu'une garde la mère à distance, puis une fois le veau transpondé, une autre personne pour rester près de lui quand les quatre autres immobilisent la mère.


Les premiers cirrus commencent à envahir le ciel, le soleil brille pour encore quelques heures...


Première étape : vérifier si l'individu est déjà contrôlé, grâce à la raquette que tient Mervyn. Ce ne sera pas le cas de ce gros mâle



Un gros mâle pas très commode, n'est ce pas Guillaume?

Objectif : piéger la tête du phoque dans la capuche en toile, pour l'immobiliser avant le transpondage





A cet endroit il y a pas mal de phoques au km² !

La journée était donc bien plus intéressante que celle du dimanche précédent, d'abord parce qu'on a vu plein de phoques et de veaux tous plus choupis les uns que les autres, et ensuite parce qu'on a évolué dans le plus bel endroit de l'archipel de mon point de vue.

Entre les îles Pasteur, Derby et le glacier de l'Astrolabe, les gros bergs vêlés par l'Astrolabe nous cachent la vue de Pétrels et des autres îles avoisinantes. En s'approchant de la falaise de glace, nous voici protégés du vent, le ressenti est bien meilleur.
Une importante densité de phoques, la découverte d'un environnement nouveau avec des paysages magnifiques, cet après-midi aura été mémorable !

Ile Pasteur vue depuis le nord


Bébé phoque de Weddell, 1m30 pour 35kg, et sa maman, deux fois plus grande et au moins 6 fois plus massive

Plus à l'est vers les falaises de l'Astrolabe, un mâle solitaire près de sa rivière


Certains bergs sont colorés car ils reposent sur le fond et peuvent parfois se retourner



Parmi les souvenirs les plus forts, il y a le moment où j'ai eu le rôle de tenir le veau transpondé à distance de la mère. Le veau avait encore du lait de sa maman sur le museau, nous venions d'interrompre sa pause goûter ! 

Un petit veau encore barbouillé du lait de sa maman sur le museau


Nous aurions pu arriver au nombre de 18 phoques transpondés, soit le nombre de kilomètres parcourus dans la journée. Au détour d'un berg, nous assistons à la fin de la mise bas d'un veau... à un endroit déventé où la neige s'est accumulée sur plusieurs dizaines de centimètres d'épaisseur,  et maculée de sang. Le petit venait de naître, et sa mère n'avait pas encore expulsé son placenta. Scène attendrissante que d'être témoins des premiers cris d'un animal encore recouvert de liquide amniotique, tout frissonnant et cherchant par instinct à téter sa mère. 
Pendant ce temps rôdait dans les airs un pétrel géant antarctique, à l'affût du placenta sanguinolent,de quoi varier du régime de poussins empereurs.

Un tout petit veau né probablement dans les heures précédentes


C'est avec ces souvenirs gravés que nous effectuons tranquillement le chemin du retour. La marche s'effectue à bon rythme pour combattre le froid, avec de riches conversations pour faire passer le temps.

Retour vers Pétrels sous un ciel plus gris, avec phénomène de halo autour du soleil


Une dernière pause au niveau des îles Curie, pour soulager une petite fringale. Trois barres de Grany plus tard, et on repart, il reste 2 kilomètres.
De retour sur Pétrels à 18h30, c'est le moment d'une petite pause, avec une canette de bière à BioMar, avec les manipeurs du jour.


Depuis, la vie sur base est rythmé par le retour de plus en plus massif des manchots adélie.
Le premier individu a été aperçu le lundi 14 octobre. Jusqu'à jeudi, ils étaient très rares sur l'île, puis le blizzard de deux jours vendredi et samedi a limité les arrivées. Depuis dimanche par contre, c'est une véritable invasion, en compagnie du bruit et des odeurs, exacerbées par la douceur...

On se croirait presque en été désormais ! Mardi 22 octobre, la température est montée jusqu'à -3,2°C ! Difficile pour autant d'en profiter, le catabatique était particulièrement établi, soufflant à 55 km/h moyens en journée,  puis 80 km/h le soir avec rafales jusqu'à 130 km/h.


Ce jeudi 24 octobre, je participe à la dernière de mes trois manips phoques.
Après avoir été du côté de Cap Géodésie le 13 octobre, puis vers Pasteur le 17, direction les lointaines îles Hélène et Ifo, situées à 13 km de Pétrels.

Au total, une boucle de 30 kilomètres sur banquise, avec du soleil, des copains : Virgil, Mervyn, Nico mépré et Guillaume, un peu de vent sous forme de quelques rafales de catabatique près du continent, de la douceur, -8°C, 7 phoques transpondés dont 3 veaux.
Le sentiment de liberté et de paix intérieure trouvée sur la banquise vaut bien les quelques courbatures le lendemain !


Escadron d'adélie en voie de colonisation de Pétrels !



Guillaume notre porteur officiel de pulka, se dirige plein ouest, suivi par un Adélie curieux

Au bout de 6 kilomètres, présence de bergs pour habiller le paysage et le ciel d'un bleu profond



Premiers individus rencontrés, une femelle et son veau, cachés derrière un berg..




Deuxième veau avec sa mère à Hélène, notre bout du monde


Vérification du transpondage de la femelle sous l'oeil hagard de son veau


Le bout de la route, à un peu plus de 13 kilomètres à vol d'oiseau de Pétrels. Au-delà, ça restera inexploré pour moi !





Passage entre deux bergs dans le secteur d'Ifo, sur le chemin du retour


Comme d'habitude, le traditionnel tableau climatologique résumé !


TM
TNN
TXX
FFM
FXY
FXI
INSOL
-11,3°C
-31,8°C le 05/06
6,4°C le 18/12
33,7 km/h
142,6 km/h le 31/07
200,8 km/h le 01/08
1590,4h





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Etape à Hobart